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Démarche
d’artiste
La réponse à la question : « pourquoi est-ce que
j’enseigne comme j’enseigne? », dépend de la réponse à
la question : « pourquoi est-ce que je dessine et
que je peins comme je peins? »
Quand j’ai découvert la transe du dessin en 1979 dans le
cours de dessin de François Déry, je ne savais pas ce qui se
passait, pourquoi tantôt « je l’avais » et tantôt,
je l’avais perdu, il ne se passait plus rien, c’était
simplement laborieux.
C’est en lisant le livre Drawing on the Right Side of
the Brain de Betty Edwards, Dessiner grâce au lobe
droit du cerveau, que j’ai compris : c’est la
perception de l’espace négatif qui induit la transe. Et
lorsque je perdais cet état magnifique, il suffisait de me
remettre à regarder volontairement « à côté »,
pour que je retrouve la perception si intéressante… et
efficace quant au résultat. Et j’ai alors compris aussi que
c’est ce que vivait Cézanne, Rembrandt etc.
J’ai découvert la couleur seulement plus tard et
laborieusement, dans les cours de design et de peinture de
Jean Goguen. Un Maître de la couleur. Un Maître pédagogue,
dois-je dire.
L’état de terreur et de bonheur dans lequel me mettait le
fait d’associer des couleurs et de percevoir leurs
vibrations qui changent constamment en fonction des
nouvelles associations surgies sur le tableau, m’a
littéralement transportée dans un lieu intérieur difficile à
décrire. J’ai compris plus tard qu’il s’agissait bien sûr
d’onde alpha, laquelle dit-on, est réputée plus reposante
que le sommeil.
Je venais de l’univers de la philosophie. J’avais étudié la
philo à Strasbourg où je me posais intensément la
question : pourquoi est-ce qu’on vit quand tout est si
absurde ? Philippe Lacoue-Labarthe qui fut pour moi un
Maître, et un Maître de la contradiction, nous avait initiés
à Nietzsche que je lisais alors avec la plus grande
inquiétude et le plus grand bonheur, et j’avais adopté cette
façon de voir en gardant bien à la conscience la perception
constante que tout est contradictoire, en tension, en accord
avec la vieille pensée chinoise taoïste que c’est cette
contradiction, cette tension même qui garantit la vie… et
son humour.
L’émerveillement devant le simple fait de percevoir, et de
comprendre ceci, était au cœur de mon intérêt et devait bien
sûr aboutir à m’amener aux beaux-arts…
La peinture m’a jetée dans des états de transe encore plus
profonde que le dessin, m’amenant souvent en était de rêve
éveillé où le tableau se construisait à partir de l’abstrait
et s’orientait étrangement vers une figuration onirique
imprévisible.
J’ai alors compris que si je dessinais régulièrement,
toujours avec la perception de l’espace négatif, ce que je
dessinais et évidemment me parlait, m’attirait, visages,
modèles, espaces, natures mortes, animaux, réapparaissait
finalement dans mes tableaux, mais transformé. Comme si le
rêve magasinait des formes vues et les associait de façon
surprenante, la main faisant confiance à l’impulsion et ne
posant pas de question. Il fallait cependant travailler
rapidement et bien sûr, ne pas être dérangée auquel cas, cet
état de transe était perdu et le fil était rompu.
Mais ce que j’ai compris de plus sidérant en couleur et qui
nourrit constamment ma peinture est le phénomène de la
rémanence. Je peins la rémanence, comme Cézanne qui l’avait
découverte, mais qui ne pouvait pas la nommer, le phénomène
étant non verbal. La rémanence ? Phénomène optique utilisé
par le OpArt : quand, dans le fond de l’œil, la couleur
« vire » vers la complémentaire de la couleur
voisine. Phénomène excitant entre tous : onde alpha
garantie !
J’ai donc compris que la perception de la couleur associée à
la perception de l’espace négatif devenait le sujet même de
mes tableaux sous prétexte des formes figuratives ou
abstraites , et que ça fonctionnait donc même en abstrait !
Et que c’était le fil conducteur pour arriver à cet état de
rêve éveillé… C’est ce que je désire faire découvrir à mes
étudiants.
Le problème, c’est qu’il semble que ce soit un fil d’Ariane
et qu’il y ait souvent un Minotaure au bout du labyrinthe…
La peur accompagne le processus et comme me disait un jour
un artiste japonais dont j’ignore malheureusement le
nom : « La peur ne s’en va pas, elle se
traverse! »
En effet !
Mais le jeu en vaut la chandelle et l’intensité du plaisir
vaut bien ces traversées infinies de peurs toujours
renouvelées, dont celle du jugement, évidemment…
C’est en décidant de mettre en avant, sur le tableau, cette
peur, avec ses couleurs et ses formes, en la mettant en
scène, en m’en servant, que j’ai avancé le plus. Les formes
et les couleurs imprévues et non « harmonieuses »
qui s’en suivaient créaient un état de curiosité d’autant
plus grand que le contact avec les émotions sous-jacentes se
manifestaient par une gestuelle nouvelle et intrépide… Le
tableau se vivait comme un roman policier jusqu’à sa
résolution qui pouvait n’advenir que des mois plus tard –
les autres tableaux peints entre temps m’enseignant le
chemin pour arriver à cette résolution.
Je continue de peindre ainsi, alternant dessin et peinture
d’observation et peinture en imaginaire, l’un nourrissant
l’autre.
À soixante-huit ans, je me dis que le passage initiatique
que constitue chaque tranche d’âge, devrait me mener à de
nouveaux espaces intérieurs tout aussi étranges et
épeurants que les étapes antérieures… Et l’approche de la
mort devrait pouvoir se dire en taches, avec la surprise, la
peur et la sérénité de l’onde alpha toujours garante de
cadeaux visuels et de réconfort.
Au fond, c’est ce réconfort que m’ont donné le dessin et la
peinture et que la philosophie ne pouvait pas m’apporter.
Quand je dessine ou que je peins, je me sens physique, en
relation avec la planète, avec ce qui vit… Et alors
bizarrement, j’ai profondément l’impression qu’il n’y a pas
de commencement ni de fin comme le croit le vieux chinois.…
Je vis.
Est-ce que je crois aux vies antérieures ? J’ai parfois la
sensation en peignant de visiter des lieux étrangement
familiers et inconnus, d’être parfois un personnage exotique
et évident… Mettons que c’est une possibilité intéressante…
On verra bien.
Francine Labelle
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